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mercredi 1 mars 2017

L'Holocauste au cinéma et en photo : l'impossible représentation ?

La notion d'image est complexe à analyser car elle englobe à elle seule plusieurs concepts et peut se décliner sur de nombreux supports. La définition globale que l'on pourrait donner, est celle d'une représentation visuelle, voire mentale, d'un objet, d'un être vivant ou d'une idée 1. Cette image peut être considérée comme artistique ou tout simplement descriptive et informative. Beaucoup de théoriciens se sont penchés sur la question, dont Georges Didi-Huberman qui s'est concentré sur la représentation de l'Holocauste dans les textes suivants : Sortir du Noir (2015) et Images malgré tout (2013). Le premier extrait traite des problématiques de mise en scène des camps d'extermination dans le film Le Fils de Saul de László Nemes, sorti en 2015. Le second parle des rares photos prises par un membre non identifié de la résistance polonaise à Auschwitz en été 1944 durant cette même période historique. Ces « quatre bouts de pellicule arrachées à l'enfer », comme les a nommés l'auteur, ont servi de base à Làzló Nemes pour créer son film, donnant ainsi la possibilité au public de saisir l'environnement dans lequel ces images ont vu le jour 2. Ces deux textes expriment la difficulté que l'on a à représenter et à se représenter la Shoah 3, que cela soit à travers la fiction filmique, ou bien par des clichés. Dans ces cas de figure particuliers, chacun tente, à travers la pellicule, photographique ou filmique, de témoigner de l'horreur absolue. Pour cela, des méthodes, que l'on appellera ainsi faute de terme plus approprié, sont ainsi appliquées. Mais y'a t-il une méthode plus légitime afin de saisir l'ampleur de ce qui s'est passé durant la Seconde Guerre mondiale ?

Les photos tout d'abord. Roland Barthes disait que les photos témoignaient de l'existence des choses et des êtres dans le présent, que « Ça a été » 4. Elles représentent aussi un art à part entière qui doivent être cadrées, composées et paramétrées pour être considérées comme telles 5. Les images dont parle Didi-Huberman ne sont pas artistiques bien entendu, mais souffrent de la comparaison avec des clichés méticuleusement préparés. 

Ces « bouts de pellicule » retranscrivent, rien que par leur existence, le danger et l'urgence avec lesquels devait composer le photographe. C'est ainsi que les recadrer afin de les rendre plus « présentables » est un affront pour leur qualité documentaire. En les modifiant, c'est comme si nous remodelions un témoignage n'allant pas dans le sens que souhaite celui qui écoute. Elles dérangent autant qu'elles fascinent car elles ne sont pas uniquement des photographies, mais des événements, comme l'explique l'auteur. Peu importe le fait qu'elles ne rendent pas visibles puisqu'elles rendent sensibles l'horreur de cette situation. Supprimer une zone d'ombre 6 pour mieux faire jaillir la lumière, enlève une partie des ténèbres représentées, ainsi que sa potentielle signification. Le regard porté sur ces images en particulier se doit donc d'être respectueux face à l'authenticité de ce qui est présent dans l'image. Ainsi, toute la charge historique que représentent ces photographies est restée telle qu'elle doit être puisque « L'existence de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles [soient] vues » 7. Or, Didi- Huberman rappelle que ces clichés ne représentent pas la vérité, car elles ne sont que des « minuscules prélèvements dans une réalité si complexe » 8. Elles sont donc, tout au plus, des morceaux d'un puzzle dont il manquerait les trois quarts des pièces pour avoir une vue d'ensemble. 

Ceci rejoins le second extrait analysé traitant de ce qu'appelle Didi-Huberman « l'image panique ». Le manque d'information dans le film Le fils de Saul ne passe pas cette fois-ci par un manque de lumière, mais par un manque de netteté et d'ouverture du cadre. En effet, pendant une majeure partie du film, le réalisateur nous impose la présence du personnage principal, enfermé au centre du cadre, à hauteur d'homme. L'attention du spectateur est ainsi focalisée sur Saul, qui lui même doit faire un travail de regard assez complexe en vue de survivre. Baisser le regard quand il faut, balayer son champ de vision afin d'éviter les obstacles, tout cela dans le but de survivre. L'utilisation du plan-séquence et de la bande-son renforcent cet effet d'immersion et d'identification. Ainsi, aucune contemplation malsaine du cadre n'est possible, l'horreur restant indistincte et floue, tout comme l'est notre représentation personnelle des camps d'extermination. Cependant, le film complète, en un sens, les photographies, de part ses caractéristiques propres. Ainsi, la bande-son, constituée principalement de cris de souffrance, les dialogues n'étant pas très présents dans le long-métrage, donne une idée peut-être plus précise du vécu des prisonniers. De ce fait, le film, construction fictive autour d'un élément historique réel, devient le prolongement d'une photographie pris dans ce même moment dans la réalité. L'objectif principal de ces deux objets permettent de nous faire parvenir, de manière différente certes, l'horreur de l'Holocauste. 

Le fils de Saul (2015)

Effectivement, une des grandes différences entre ces deux objets, est que l'un est fictif mais construit à partir du réel et que l'autre représente un événement réel. Or, tous deux veulent témoigner de quelque chose, d'un fait, d'un danger ou d'une sensation. La quête d'une certaine vérité est au cœur de leur démarche. Elle peuvent devenir le biais par lequel les générations futures pourront aborder la Seconde Guerre mondiale. Cependant, il faut toujours garder à l'esprit qu'ils ne sont que des captures ou des représentations d'un réel. La méthode n'est juste pas la même. La première tente, à travers ses choix purement techniques et dramatiques, du choix de la pellicule à la composition du cadre, de rendre « organique » et sensoriel un passé qui nous semble de plus en plus lointain et impalpable. Quand le film évite une mise en scène putassière 9 et trop démonstrative, comme a pu faire Steven Spielberg avec La liste de Schindler (1994) ce que sous-entend Didi-Huberman, elle démontre que ne pas montrer permet de décupler l'imagination du spectateur qui va alors se mettre à s'imaginer le pire. La méthode de suggestion, souvent utile dans les films d'horreur, s'avère plus efficace, comme on peut le voir dans Le fils de Saul. Dans cette optique, les spectateurs se trouvent sans doute plus près de la vérité des camps que ceux se voyant imposés des images trop démonstratives et pouvant être considérées comme vulgaires et existent dans un but unique de création d'empathie. 

Or, c'est là que Nuit et Brouillard d'Alain Resnais (1955) pose problème puisque le film n'hésite pas à tout montrer, franchissant un cap dans ce que l'on peut montrer au cinéma. Cependant, contrairement à celui de Spielberg, le film a été monté à partir d'archives des alliés et des nazis tournées pendant et à la fin de la guerre, ainsi que des images en couleur, contemporaine à la réalisation du film. Nous ne sommes plus dans le domaine de la fiction, ni dans le concept d'une image-panique, d'une image témoin ou d'une image de « survivance », mais dans une autre volonté d'immortalisation du réel. La composition du cadre change donc du tout au tout par rapport à ce que l'on a vu précédemment : d'images tremblantes, hésitantes, qu'elles soient d'ailleurs réelles ou fictives, nous passons dans un autre régime d'images qui existent parce qu'elles peuvent exister. 

Extraits de Nuit et Brouillard (1955)


Les nazis ont eu la possibilité de filmer, alors ils l'ont fait comme ils auraient pu ne pas le faire. Le choix est moindre pour les prisonniers qui voient en l'appareil photographique une arme, un moyen de résister et de témoigner. Les images enregistrées par les nazis (voir plans ci-dessus) sont ainsi l'opposé de celles attribuées aux résistants puisque le cadre s'appesantit aussi bien sur des détails sordides que sur des vues d'ensemble. Ces dernières n'épargnent pas les spectateurs, puisque le film enchaîne les images, photographiques et filmiques, dans le but de marquer les esprits et de dénoncer ce qui s'est produit, ce que Jacques Rivette appelle d'ailleurs « un dispositif d'alerte » 10. Ces images témoignent donc, non pas par leur contenu, mais par la façon dont les images sont cadrées, de la froideur dont ont fait preuve les nazis face à ce qu'ils avaient en face d'eux. Nous ne sommes donc pas dans l'empathie, la musique anempathique et la voix-off renforçant le recul nécessaire pour saisir l'ampleur de ce qui est donné à voir, aussi effroyable que cela peut être.

Et si au final, la fonction première de l'existence de ces images de diverses origines était de permettre de nous pousser à parler de la Shoah ? Didi-Huberman explique que les photographies prises en 1944 sont des événements visuels, offrant « l'équivalent de l'énonciation dans la parole d'un témoin : « ses suspens, ses silences, la lourdeur du ton. » 11. Qu'elles soient mentales ou non, les images sont médiatrices et forcent l'humanité à exorciser un des moments les plus douloureux de son histoire. Ceci fait écho à la séquence avec Jan Karski, résistant polonais chargé de faire un rapport de ce qu'il avait vu dans le ghetto de Varsovie, dans le film Shoah de Claude Lanzmann (1985). À travers ce film, le livre de Yannick Haenel et la pièce d'Arthur Nauziciel à ce sujet, la parole de Jan Karski se fait entendre, bien que les images qui le hantent encore l'empêchent d'être impassible.

Jan Karski dans Shoah de Claude Lanzman (1985)

 L'image de ce résistant porteur d'une vérité trop lourde à porter parle d'elle même. « Naked bodies on the street » 12 finit-il par lancer à son interlocuteur, sonnant comme une légende de photographie. À travers la parole et l'imaginaire auquel renvoient les mots utilisés par le témoin, nous sommes en mesure de visualiser des images dans leur globalité. Elles restent subjectives, et ne sont pas parasitées par la vision d'un créateur extérieur au sujet ou de photographies suggestives. Cette réalité nous appartient, car la puissance de l'imaginaire et le devoir de mémoire sont intimement liés. A nous d'écouter et de prendre les images qui nous parviennent avec le recul nécessaire pour saisir ce passé qui finit toujours pas nous filer entre les doigts et « qui n'est qu'imaginable »

Au final, toute image est légitime tant qu'elle décrit une situation réelle dans le moment présent 13 ou qu'elle prenne en compte le fait que représenter de façon authentique de nouveau ce moment est impossible 14. Elle se doit alors d'inventer des dispositifs inventifs pour aborder le sujet de manière respectueuse et le plus simple possible. La méthode de sensibilisation et celle d'intellectualisation des images sont sans doute les plus à même de retranscrire les événements de la Shoah, contrairement à la fiction, par le biais de films dramatiques. Ainsi, les images produites actuellement au sujet l'Holocauste se doivent de prendre conscience de la complexité de représenter cela à l'écran et de ne pas faire n'importe quoi de ce moment clef de notre histoire. 


1.  Dans ce cas là, on parle d'allégorie. Cela permet de rendre concret une idée abstraite. 
2.  Bien que l'on voit dans le film le contexte de la prise d'une seule photo. 
3. Ou Holocauste, le débat sur la manière de nommer l'extermination des juifs est toujours d'actualité. 
4. in « La chambre claire » de Roland Barthes p.20.
5. Ou plutôt pensées dans cette optique là par son auteur pour être considérées comme telles. 
6. Appelée « masse visuelle » par Didi-Huberman p.52.
7. in « L’oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique » de W. Benjamin.
8. in « Images malgré tout » p.54.
9. Dans le sens où tout ce qui nous est montré est mis en scène dans le but de créer une empathie démesurée, ce qui ne rend pas forcément compte de l'intégralité et de la complexité d'un tel sujet. Le fait de tout montrer finit par banaliser les images, au moment où elles sont censées conserver leur puissance émotionnelle. Claude Lanzmann surenchérit à ce propos : « le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu'ils "trivialisent", abolissant ainsi le caractère unique de l'Holocauste. » 
10. in « De l'abjection », Cahiers du cinéma (1961).
11. in « Images malgré tout », p.54.
12. « Des corps nus dans la rue ». https://www.youtube.com/watch?v=KA7pvZzPTXs. 27'07.
13. Les photos prises par les résistants ainsi que les images des nazis et des Alliés.
14. Le fils de Saul, grâce à son parti pris, évite les écueils dans lesquels sont tombés beaucoup de cinéastes désireux de tout montrer. Shoah aussi a conscience de l'impossibilité de représenter les camps d'extermination car le faire serait forcément vulgaire. Nuit et brouillard s'en sort aussi car il fait tout pour éviter que les spectateurs soient émus par les images, les forçant à réfléchir sur l'existence même de ces images.