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jeudi 29 octobre 2015

Analyse de Séquence: La Strada de Federico Fellini (1954)




La Strada, réalisé en 1954 par l'italien Federico Fellini, montre l'amour que portait le réalisateur pour les forains ainsi que le monde du cirque en général. Transposé dans un décor hérité des premiers temps du néo-réalisme, le film met en scène son épouse, Giulietta Masina, dans le rôle de Gelsomina, une jeune femme simple d'esprit vendue par sa mère à un forain itinérant, nommé Zampano, qui accomplit un numéro de briseur de chaînes. Celui-ci ne cesse de la maltraiter, mais elle s'obstine tout de même à rester auprès de lui, malgré ce qu'il lui fait subir. Après l'avoir finalement abandonnée au bord de la route, il apprend quelques années plus tard, lors d'une promenade anodine et par le biais d'une jeune femme, que celle-ci est décédée. Cette scène informative et logo-centrée rompt ainsi les attentes du spectateur, souhaitant naturellement une fin heureuse, et marque aussi un tournent dans le traitement du personnage interprété par Anthony Quinn, qui avait jusqu'ici l'image d'une brute sans cœur. En effet, lors de ce pivot narratif, il rencontre une jeune femme en train de fredonner l'air qu'avait l'habitude de chanter Gelsomina. L'enjeu principal de cette séquence dramatique est la manière dont Federico Fellini créé la surprise en mettant le personnage de Zampano faisant soudainement face à son passé et à ses regrets, et ce par le biais d'une mise en scène oscillant entre réalisme et onirisme. En effet, lors de cette annonce inattendue, Zampano se retrouve dans un entre deux, matérialisé par une mise en scène contrastée qui fait ressortir l'aspect spirituel de la séquence, suggérant ainsi la présence et surtout l'absence de Gelsomina.

Dans cette séquence, nous pouvons distinguer deux temps, séparés par un élément perturbateur : l'errance de Zampano puis le dialogue entre lui et la jeune femme. La première partie, correspondant au premier plan qui est aussi le plus long de la séquence, nous montre de dos Zampano, à l'aide d'un travelling de suivi avant, en train de se promener dans une ville traitée de manière réaliste. Il agît comme une personne voulant s'échapper du quotidien du cirque auquel il appartient en fumant et en achetant une glace. Avant l'intervention du chant, il semble marcher sans avoir de but. Le début de cette séquence nous est tout d'abord présenté comme une scène linéaire, où rien n'est censé se passer. Or, au moment où nous entendons le chant qu'avait l'habitude de fredonner Gelsomina, la séquence bascule. De plus, nous sommes à ce moment là en focalisation-énonciateur et en monstration externe à énonciation marquée puisque nous ne savons pas, tout comme le personnage principal, d'où provient le chant, même si nous n'avons pas accès à ce qu'il voit la première fois qu'il se retourne. C'est la deuxième fois que l'on entend le chant hors-champ, que nous épousons le point de vue de Zampano, et que nous voyons la jeune femme, raccordé par un raccord regard. En effet, le chant constitue un élément perturbateur et interpelle autant le spectateur que Zampano. Ce chant est une mélodie récurrente dans le film puisque Gelsomina avait l'habitude de le jouer à la trompette ou de le chanter, ce qui était devenu une sorte d'obsession pour elle. Lorsque qu'il l'entend pour la première fois depuis toutes ces années, il tente d'associer une image au son entendu en regardant autour de lui. Le son, de plus en plus intense, devient le moteur de Zampano qui finit par avoir un but : celui de trouver l'origine du chant. La surprise est donc le fruit du hasard de la rencontre avec la jeune femme et amène Zampano à affronter son passé afin d'apprendre ce qu'il s'est déroulé après l'avoir abandonnée.

C'est à ce moment là que nous entrons dans la deuxième partie de la séquence, souligné par un cut. On est cette fois-ci en monstration interne ce qui permet la désacousmatisation du son et l'apparition de la jeune femme dans le champ. Du point de vue du récit filmique, le spectateur ainsi que Zampano, sont déçus puisque ils s'attendaient à voir Gelsomina. Néanmoins, ils sont aussi intrigués par la vision de cette jeune femme. Le dialogue devient un élément crucial, construit en champ/contrechamp. La monstration interne est soulignée par les mouvements de caméra correspondant au regard de Zampano qui suit les moindres faits et gestes de la jeune femme, malgré les draps qui, au fur et à mesure, empêchent une vision globale de la scène. C'est au moment où l'inconnue lui dit : « - Elle est morte la pauvre gosse » qu'elle réapparaît comme pour montrer qu'elle ne veut pas le ménager et rien lui dissimuler, au sens propre, comme au figuré. Lorsque elle fait le récit des derniers moments de Gelsomina, elle est donc en hors-champ interne derrière les draps, comme si la vision de celle-ci était aussi douloureuse que ce qu'elle exprimait. De plus, la caméra fait un léger travelling avant sur lui, après l'annonce de sa mort, comme si elle voulait être le premier témoin de la réaction du forain, ce qui a un effet de dramatisation et d'empathie. C'est d'ailleurs à ce moment là que la monstration des plans de la jeune femme devient externe à énonciation marquée puisque l'on voit que Zampano regarde le sol, perdu dans ses pensées, alors que la caméra continue d'adopter un mouvement de suivi de l'inconnue que lui même n'effectue pas. En effet, l'objectif ne cesse de recadrer l'image sur la femme, ce qui représenterait le regard que ne peut soutenir Zampano, abattu par la nouvelle. La séquence devient donc dynamique grâce à la surprise que procure cette annonce inattendue, ce qui amène Zampano à dévoiler une facette de sa personnalité qui n'avait pas encore été traitée par Fellini, le rendant, à cette occasion, plus humain. Le découpage de cette séquence opère ainsi une rupture du temps mais construit aussi une mise en espace scindé en deux.

Ainsi, Le personnage de Zampano semble donc être enfermé entre une réalité qui ne lui convient plus, et un fantasme inaccessible. Dans le premier plan, un sentiment de solitude se dégage puisqu'il est sans cesse au centre du cadre entouré par une multitude de personnes allant dans tous les sens. De plus, le traitement sonore, le bruit de la ville et des vélos notamment, la profondeur de champ, la lumière naturelle ainsi que les décors sont des éléments qui rappellent très clairement le néo-réalisme italien, ce qui ancre Zampano dans la réalité misérable du paysage de l'Italie à cette époque. Cependant, les ombres portées des figurants créent une sorte de menace, comme annonciatrice d'un basculement dans un monde irréel, représenté par le terrain vague.

L’irréalité du terrain vague est renforcée par les relations ambiguës entre ce qui est montré et le son. Tout d'abord le chant, qui, lorsqu'il est hors-champ, s'intensifie alors qu'il ne fait que quelques pas et semble provenir d'un au-delà. Lorsque l'on associe enfin une image au son, nous avons l'étrange impression que ce n'est pas la jeune femme qui chante car la nature du chant est lui même différent. En effet, lorsqu'il est hors-champ, on entend une voix qui se caractériserait plus par un chant lyrique, tandis que lorsqu'elle le fredonne devant lui, la voix n'est plus la même. Quant à la question « - Quel air ? », on a le sentiment que lui seul l’ait entendu, prenant elle même conscience de l'avoir chanter qu'au moment où il lui fait remarquer. On peut donc penser que la première voix, qui le pousse à se diriger vers la jeune femme et à affronter la vérité, est dans sa tête et s'est calquée sur la véritable voix de la jeune femme.

Ces deux espaces diégétiques, la ville et le terrain vague, sont séparés tout le long de la séquence par un élément de décor, les barbelés, mais aussi par la façon dont Fellini les traite, c'est-à-dire en champ/contrechamp, ne les réunissant jamais dans un seul et même plan. De plus, les barbelés sont seulement présents dans les plans avec Zampano, le mettant clairement dans une position de spectateur. Face à une scène se déroulant en face de lui sans pouvoir y prendre part, les barbelés deviennent une frontière facilement franchissable, bien que représentant un danger et une possible souffrance. Ce qui se passe devant lui représente une jeune femme, qui s'occupe du linge telle une mère au foyer, ainsi que des enfants jouant innocemment. Une certaine cinématographie se dégage dans ce passage, puisque les draps peuvent être assimilés à un écran, qui vont même jusqu'à prendre la totalité du cadre. On pourrait penser qu'ils deviennent un support sur lequel Zampano peut projeter ses souvenirs, tout en cachant ce qu'il ne connaîtra jamais, c'est-à-dire une vie de famille, ou du moins une vie près d'une femme. Les barbelés en eux-mêmes représentent plusieurs choses, dont l'enfermement. Le fait qu'il les serre tout au long de la séquence montre son désir de rentrer dans ce monde qu'il ne pourra plus jamais connaître et aussi, paradoxalement, sa volonté de se faire du mal. On peut être aussi amené à imaginer que les barbelés le séparent de sa réalité et de la vérité. Grâce à cette scission de l'espace, Fellini nous montre Zampano qui se sent coupable de la mort de Gelsomina, sans doute tombée malade après qu'il l'ai abandonnée sur la route quelques années auparavant. Cependant, on ressent tout de même une présence qui pourrait être Gelsomina.

Cette séquence joue donc beaucoup sur l'aspect réaliste et le fantasme, mais aussi sur la matérialité et l'immatérialité. La présence du personnage principal féminin est suggérée tout le long de la scène, ce qui amène Zampano à la rechercher. Tout d'abord, le travelling de suivi au début de la séquence nous donne la sensation que la caméra prend corps et suit Zampano de près alors que celui ci ne peut rien voir. C'est par l'intermédiaire de la jeune femme qu'il tentera de la retrouver, ce qui le conforte dans son fantasme, jusqu'au moment où elle dit :« - Elle est morte la pauvre gosse ». Nous pouvons aussi penser que Gelsomina guide Zampano pour qu'il aille parler à la jeune femme pour qu'il apprenne ce qu'elle est devenue et guette sa réaction, ce qui est matérialisé par le léger travelling avant sur lui. Ceci est renforcé par les lignes diagonales de la première partie de la séquence dont le point de fuite se situerait à gauche du champ, comme un but qu'il doit atteindre. Il ne l'atteindra jamais puisqu'il reviendra sur ses pas à la fin de la scène, comme s'il retournait dans le passé, n'ayant plus la possibilité de construire un avenir, dont il a eu un court aperçu représenté par la scène dans le terrain vague.

Ensuite, nous ressentons la présence de Gelsomina puisque celle-ci est traitée de différentes manières. Du point de vue du son, elle n'est plus qu'un chant. Du point de vue de l'image, elle apparaît en tant que fantôme, les draps virevoltant montrant qu'elle hante l'espace. On peut même penser qu'elle possède le corps de la jeune femme puisqu'elle revit à travers elle sous les yeux de Zampano. Les draps peuvent aussi être perçus comme des linceuls, tissu dans lequel on recouvre les cadavres. Le thème de la mort est ainsi traité poétiquement et de façon légère, puisque le vent, symbole de vie, fait bouger les draps, signifiant ainsi une présence fantomatique. On peut donc imaginer que le hasard de cette rencontre est en fait déterminé par la volonté d'outre-tombe de Gelsomina de forcer Zampano à affronter ses démons intérieurs.

Enfin, la nostalgie et la transmission sont des thèmes récurrents dans le film, représentés en partie grâce au thème musical principal, repris en musique de fosse ou par Gelsomina. Zampano se rend compte qu'elle a réussie à transmettre quelque chose d'elle alors que lui non. Le thème de la transmission et de l'innocence sont aussi traités par la présence des enfants en arrière-plan qui, formant un cercle lorsque la jeune femme fredonne la musique, symbolise le renouveau, l'infini et un tout fini. Cette figure s'oppose à la linéarité du trajet des passants en arrière-plan qui traversent le champ de droite à gauche et de gauche à droite, alors que les enfants, à moitié caché par un drap, cours joyeusement vers l'arrière-plan, tout en se tenant la main. De plus ils rappellent le regard naïf et émerveillé que « la pauvre gosse » portait sur ce qui l'entourait durant tout le film. Le terrain vague contient à la fois la présence de la mort et de la vie, rendant Gelsomina presque palpable.



















Fellini, par l'intermédiaire de la surprise de l'annonce de la mort de Gelsomina, insuffle une tension dramatique qui va pousser brutalement Zampano à affronter ce qu'il ressent. En effet, la jeune femme indique dans cette séquence que Gelsomina a été retrouvée sur la plage, où il se rendra, lors de la dernière scène, pour pouvoir enfin laisser libre cours à ses émotions. C'est en enfermant Zampano entre une réalité sans saveur et un tableau représentant une joie de vivre, que Fellini condamne son personnage principal qui n'a cessé de fuir tout le long du film. C'est une sorte de mise à l'épreuve qu'il ne réussira pas à effectuer, le poussant donc à faire face à sa propre cruauté. Cependant, le propos de cette séquence ne se résume pas qu'à cela puisqu'il montre aussi la misère que doivent affronter les artistes itinérants, dans un contexte d'après-guerre, qui donnent tout pour vivre de leur art. Ainsi, Gelsomina est décédée en pratiquant sa passion pour la trompette, et Zampano en exécutant son numéro de briseur de chaînes.  

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