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mercredi 21 octobre 2015

La place et le jeu d'acteur de Jack Nicholson dans Shining de Stanley Kubrick

Niveau Spoiler: 4/5



Jack Nicholson, né en 1937, est l'un des plus grands acteurs de sa génération, et ce pour plusieurs raisons. Après avoir enchaîné plusieurs petits boulots de scénariste et d'acteur et travaillé sa méthode au Los Angeles Players Ring Theatre et à l'Actors Studio, il se fait vite repéré par son talent, notamment grâce à Easy Rider. Il débute ainsi une carrière florissante, malgré une vie privée assez mouvementée en rapport avec sa famille. C'est en 1980, soit trente ans après le début de sa carrière, que Jack Nicholson joue dans l'adaptation du livre de Stephen King intitulé Shining pour le grand cinéaste de l'époque, mais aussi son ami, Stanley Kubrick. Même si les nombreux Oscars qui lui ont été décerné ne concernent pas ce film, beaucoup considèrent son interprétation de Jack Torrance, écrivain alcoolique devenu fou dans un hôtel isolé, comme une de ses meilleures. En effet, son jeu a eu un impact non négligeable dans la mémoire collective puisqu'il a réussit à traumatiser nombre de spectateurs rien que par son jeu très expressif, voulu par le réalisateur. Comme l'acteur le dit lui même : « Quand un réalisateur à un point défini, et il peut être différent du mien ou pas, j'ai plus envie de le suivre, lui, que moi. En tant qu'acteur, je ne veux rien contrôler. Je veux que ça soit lui qui me contrôle. Sinon ça sera toujours plus ou moins moi. Et ce n'est pas marrant. » 1  L'acteur se dit donc être toujours prêt à se fondre dans un concept de jeu prédéfini par un metteur en scène, ce qui est le cas dans Shining. Il est donc pertinent de se demander en quoi la place et le jeu de Jack Nicholson sont spécifiques dans ce long-métrage et par quels moyens arrive t-il à nous faire sentir les multiples facettes de ce rôle particulier. On peut donc étudier comment le masque ironique et déformé par la folie qu'il porte durant le film permet de créer une distance entre l'acteur et le personnage, ce dernier changeant constamment de position dans le récit même. Étudier comment Jack Nicholson joue avec ces facteurs sera donc le sujet de cet article.

Tout d'abord, il est intéressant de voir comment Jack Nicholson incorpore dans son jeu l'idée de masque. En effet, il utilise principalement ses traits de visage pour les déformer, soit en souriant, soit en écarquillant les yeux, parfois les deux en même temps. La mise en scène de Kubrick met d'ailleurs en valeur ce principe grâce à des gros plans, voire des plans épaule, qui isolent le personnage et donc l'acteur. On peut distinguer très clairement le haut et le bas de son visage. Il se sert donc de ses deux aspects pour créer différentes combinaisons et composer une sorte de spectacle à part entière, comme on le remarque dans la scène où il est seul avec le barman, Llyod [timecode : 1:03:53 – 1:08:49]. Sa performance dans cette scène est assez impressionnante puisqu'il passe par plusieurs émotions, oscillant entre un personnage plutôt sociable et un autre gagné par la folie. Les traits les plus marquants dans le jeu de Jack Nicholson sont son fameux jeu de sourcils que Léonardo Dicaprio reproduit à merveille (photo ci-dessous), ainsi que son sourire, immortalisé d'ailleurs par Tim Burton dans Batman (1989), 9 ans plus tard. 




Ces deux aspects sont donc devenus une sorte de marque de fabrique pour l'acteur que l'on peut d'ailleurs retrouver dans plusieurs de ses films. Or, ils sont utilisés à leur paroxysme dans Shining. Ce sont ces motifs de surjeu qui permettent d'engendrer plusieurs interprétations pour le spectateur. Lors du premier visionnage du film, on ne sait naturellement pas ce qui va se produire et ce que Jack Torrance va finir par commettre. Or, c'est justement avec cela que Jack Nicholson joue. Sachant la trajectoire de son personnage et la tournure que celui-ci va prendre, il injecte des touches d'ironie grâce, évidemment, à son visage, mais aussi  aux intonations de sa voix. Par exemple, lors de la visite de l'appartement et de la salle de bain en particulier. Il dit en souriant « it's very homy » 2 [timecode : 24:04] alors qu'ils se trouvent dans le lieu où il va tenter d'agresser sa femme et son fils avec une hache. Ce jeu spécifique entre les mots et la façon dont Jack Nicholson les prend en charge se retrouve tout au long du film, notamment dans la scène de l'escalier où il dit : « Darling, light of my life... I'm not gonna hurt you, i'm gonna bash your brain » 3 [timecode : 1:46:33]. L'intonation est donc primordiale dans la composition du personnage. Cependant, c'est un peu différent de la scène mentionnée précédemment, puisque cette fois il lie la menace verbale avec une violence physique très concrète. L'ironie, ancrée cette fois dans le présent de la scène, née de la distance entre le début de sa phrase et la fin de celle-ci. Nicholson fait sonner les mots de manière à composer une sorte de déclaration d'amour ironique et menaçante. 



L'utilisation de ce masque ironique atteint son sommet lors de la scène où Jack défonce la porte de la salle de bain à coups de hache. Lors du making-of, on peut remarquer que l'acteur se met dans un état de tension et de folie pure, manipulant son arme dans tous les sens et répétant des mots grossiers. Cette hystérie dans laquelle il se met est immortalisée grâce à l'utilisation du surcadrage due à la porte qu'il vient de briser. Nicholson est donc obligé d'employer à l'extrême ce qu'il a déjà développé durant les trois quarts du film puisque notre regard converge sur tous ses traits de visage. Stanley Kubrick laisse donc toute la place au jeu d'acteur pour que l'on ne puisse pas échapper à ce regard déformé par la folie pure. Il est d'ailleurs intéressant de voir qu'il n'utilise jamais ce masque au début du film lorsqu'il est entouré de Shelley Duvall et Danny Lloyd et qu'il ne les regarde jamais directement. La séquence dans la voiture montre ceci très clairement car il utilise uniquement son rétroviseur intérieur pour regarder son fils. L'effet de masque revient uniquement lorsqu'ils parlent de violence. Enfin, la folie du personnage se traduit par la posture générale qu'adopte l'acteur, qui, au fur et à mesure que le film défile, se courbe de plus en plus, jusqu'à la fameuse scène du labyrinthe où il est en train de poursuivre son fils, les mains tenant plus ou moins bien son arme. 



Les mains sont un autre aspect non négligeable pour nous signifier la folie latente du personnage. Tout au long du film, l'utilisation de ses mains évolue. Au début, elles sont presque inutiles, voire carrément absentes du cadre. Tout ceci est pensé pour que celles-ci deviennent, petit à petit, des mains meurtrières, sans que l'on puisse se douter de ce qu'elles vont accomplir par la suite. En effet, on ne les voit quasiment jamais faire preuve de violence jusqu'à un certain point du film. C'est donc grâce à ces dernières que le rôle de Jack Torrance au sein du récit ne cesse d'évoluer. À son arrivée dans l'hôtel, il ne sait pas quoi faire de ses mains (voir photo ci-dessus), tentant plusieurs fois des amorces de mouvement de la main pour la remettre ou non dans sa poche. Ceci traduit son appréhension face à l'entrevue avec Stuart Ullman, de même du fait de s'humidifier les lèvres. On sent donc qu'il ne maîtrise pas l'espace qui l'entoure, perdu dans cet immense hall, ce que Jack Nicholson arrive à retranscrire en adoptant une démarche qui se veut décontractée et en portant un regard curieux sur ce qui l'entoure. Dans la scène de l'entretien entre Jack et Stuart, les mains sont réduites à des fonctions simples, comme serrer la main ou tenir une tasse, renforçant donc le caractère banal de la situation. De plus, le corps de Jack, enfermé dans son costume, montre qu'il est coincé dans un rôle qui ne lui va pas sur mesure. On a l'impression que sa trajectoire, en plus de son aspect vestimentaire, sont soumis à la volonté des autres. Jack Nicholson le rend donc charmant, sociable et sympathique dans un monde qu'il ne maîtrise pas encore. C'est entre autre une des raisons pour laquelle les mains de Nicholson sont coupées systématiquement dans le champ-contrechamp de la discussion avec Ullman, ce qui ne laisse qu'à l'acteur la possibilité de jouer uniquement avec son visage et sa position dans le fauteuil. Ses mains deviennent alors serrées lorsque Jack conduit mais retrouvent leur inutilité lorsqu'il retourne à l'hôtel pour le visiter. En effet, il conserve tout au long de la visite de l'Overlook les mains dans ses poches. L'impression qu'il est l'objet du mouvement est renforcé par le rythme de la marche imposée par les personnes devant lui, mais aussi par les longs travellings. Nicholson tente alors de rompre ce mouvement en se retournant et en traînant des pieds, mais cause perdue. On voit donc le bouillonnement intérieur du personnage, ainsi que sa folie latente qui va se décupler au fil du film. C'est uniquement lorsque la caméra se fige que Jack retrouve une certaine liberté de mouvement. Lorsqu'ils visitent l'appartement, il ne quitte pas les autres pour visiter les différentes pièces, mais se penche pour y jeter un coup d’œil. Jack Nicholson, par ces partis-pris, nous signifie donc sa prise progressive d'indépendance et sa volonté d'être libre de ses mouvements.



Petit à petit, le rôle de Jack Torrance évolue et oscille entre objet et acteur du pouvoir de l'hôtel, ce que Jack Nicholson arrive à rendre sensible. Stanley Kurbrick dit d'ailleurs à ce sujet « In the hotel, at the mercy of its powerful evil, he is quickly ready to fulfill his dark role. » 4. Jack Nicholson doit donc signifier que son personnage laisse libre cours à ses pulsions, ce qui se traduit manifestement à travers ses mains et son visage. Tout d'abord, il arrive à dominer l'espace qui l'entoure grâce à la scène, improvisée et puisée dans sa véritable vie 5, ou il jette une balle à travers la pièce. Puis tout s'accélère lors de la scène d'écriture. Les mains, principalement, traduisent son agacement ainsi que toute la violence refoulée depuis le début du long-métrage. Il gesticule sur sa chaise, il serre les dents, se racle la gorge... Toutes les mimiques se suivent et se répètent tout en étant extrêmement précises. Les multiples prises qu'effectue Kubrick permettent donc à Nicholson de conserver une certaine automaticité et précision. Nous avons donc le sentiment qu'il est hypnotisé grâce à ses gestes lents et ses yeux ouverts, perdus dans le vide. Dans cette scène, il semble absent, donc passif. Puis il devient actif et s'énerve brusquement, se frappant la tête avec sa main. Le jeu de Shelley Duvall, tout en retenue, sert très clairement à mettre en valeur le jeu nerveux de son partenaire. Le jeu de Nicholson peut donc être vu comme une mise en abyme du travail d'acteur, hypothèse qui implique un tel surjeu.


En effet, l'un des objets qui permet un jeu réflexif entre l'acteur et le personnage est le miroir, qui est très présent dans le film de Kubrick. Quasiment à chaque fois, le miroir est rattaché à Jack, notamment dans les scènes où il se réveille, dans la salle de bain verte, ainsi que dans les toilettes du bar. Le moment où Wendy lui apporte un petit déjeuner est intéressant sur ce point puisqu'il donne l'impression de répéter des mimiques pour son rôle, qui seront repris plus tard dans le film. Lorsqu'il tire la langue par exemple, qu'il refera dans la scène de l'escalier notamment. C'est comme si nous assistions à une des nombreuses répétitions de cette scène dont parle Kubrick dans l'entretien qu'il a donné à Michel Ciment. Jack Nicholson a donc travaillé la mécanique de cette scène jusqu'à la maîtriser totalement, sans improviser, ce qui rappelle étrangement la phrase « All work and no play make Jack a dull boy » qui a été inventé de toutes pièces. La scène de dispute entre Wendy et Jack lorsqu'il essaye d'écrire est en effet directement puisée dans la vie de l'interprète. En effet, pendant le tournage, Jack Nicholson était en plein divorce avec Sandra Knight et devait faire face à des problèmes d'inspiration. La confusion devient totale lorsque l'on se rend compte qu'ils portent le même prénom.

Une des autres mises en abyme que l'on peut remarquer est lors de l'improvisation de Jack Nicholson, avant que celui-ci ne détruise la porte de la salle de bain. En effet, il se met à jouer le loup dans le célèbre conte des Trois Petits Cochons popularisé par le dessins-animés de Walt Disney. Il transforme sa voix pour se mettre dans la peau du loup, s'appropriant les célèbres paroles de celui-ci avant de détruire une maison. Il donne une dimension plus cartoonesque avec ses gros yeux et en faisant ressortir ses lèvres, comme s'il lisait le conte en mimant pour impressionner un jeune public facilement influençable. 

En résumé, le jeu de Jack Nicholson dans Shining était intéressant à étudier dans le cadre de la filmographie de l'acteur car il synthétise tout ce dont il est capable. Il démontre à la perfection sa connaissance corporelle et de ses atouts physiques. C'est grâce en effet à la gymnastique de ses traits de visage et à la précision de ses mains qu'il réussit à démultiplier les facettes de son personnage, à la fois objet et acteur de l'action face à l'entité que représente l'hôtel Overlook. La bonne entente entre le réalisateur et l'acteur a permis une cohésion artistique assez rare pour un film. Stanley Kubrick a en effet laissé un champ considérable à Jack Nicholson pour construire le personnage de Jack Torrance, et cela à réussit par bien des aspects. Il s'est donc effacé pour mieux s'adapter à l'esthétique du réalisateur, comme le crystallise la photo ci-dessous. 




D'après ses propos dans le making-off de Shining
2 « C'est très familial. »
3 « Chérie, lumière de ma vie... Je ne vais pas te blesser, je vais juste t'exploser la cervelle. »
4 « Dans l'hôtel, à la merci de ses pouvoirs démoniaques, il se met rapidement à remplir son rôle obscur » : ext. de l'interview « Kubrick on The Shining » avec Michel Ciment
5 « All work and no play... » interview de Nev Pierce in Empire 2009

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